Série de portraits, « Shîrîn »1
La série présente une multitude de portrait de femmes. Des portraits d’où sont absents yeux, lèvres, joues, front. Cependant, l’absence de ce qui constitue le visage n’empêche pas au spectateur de ressentir l’expression qui se dégage de chaque portrait. Sans les voir, on devine pourtant une identité à ces personnages. Des femmes, des femmes voilées. Le voile qui cherche à rendre invisible la féminité est aussi celui qui met en valeur le visage. Celui qui souligne l’expression. Celui qui encadre la beauté, qui la fixe, qui la photographie. Cette ambigüité est pointée dans cette série de portraits : le voile encercle le visage, peu à peu, au fil de ces peintures, le voile emprisonne le visage et finit par l’étouffer. Un terreau fleuri, à la fois sombre et vif, enfoui ces visages d’une épaisseur étrange, angoissante.La femme est ici représentée dans l’ambiguïté du rôle qu’elle porte dans la société. À la fois Idéalisée à l’image de la fleur, douce et sucrée comme Shîrîn, la princesse iranienne, colorée comme le fruit du désir prêt à se faire cueillir. Et en même temps, de cette fioriture de fleurs et de couleur, de robes et de rubis, découle un poids sourd, asphyxiant. Les femmes sont emmurées par une barrière de fleurs qu’on leur impose. Leurs yeux sont bandés. Leurs bouches sont muettes. Tout se passe comme s’il se dégageait de ces portraits le dernier soupir de ces êtres en souffrance. Pourtant, derrière ces murs fleuris, sous ces visages engloutis, on perçoit une douleur morbide. Le contraste violent de la femme fleur, réduite à l’objet de désir et dépossédée de son identité propre, est matérialisé ici par un mélange joyeux de couleurs qui finit par se noircir, dégouliner, jusqu’à se perdre dans l’informe.« Shîrîn » est le prénom de la princesse qui épousa le roi Khrosrow. L’histoire d’amour tragique inspirée de ces deux personnages mythiques est relatée dans le poème de «Khosrow et Shîrîn» de Khamseh Nizami Gandjavi2 qui retrace l’histoire de l’Iran antique. Shîrîn est l’objet du désir masculin, aimée du roi Khrosrow et du tailleur de pierre Farhâd, mais aussi du fils de Khrosrow. Les deux premiers prétendants meurent suite à des actes de jalousie, et Shîrîn, désemparée, se suicide sur la tombe de Khosrow.Cette histoire mythologique a inspiré au cinéaste Abbas Kiarostami3 un film intitulé « Shirin », réalisé en 2008. Le film montre une succession de visages de femmes qui sont en train de regarder une projection qui raconte l’histoire de Khrosrow et Shirin. C’est à travers l’expression des visages de ces femmes, accompagnée de la voix off du film projeté, que l’on voit ou plutôt que l’on ressent l’histoire de ces deux personnages littéraires. Toutes ces femmes, qui portent le voile et qui sont illuminées par le reflet du film qu’elles regardent, sont des incarnations de Shîrîn.La série de portraits intitulée Shîrîn, fait référence à cette œuvre miroir. Ici, la démarche picturale parle de l’identité à plusieurs niveaux : l’identité de la femme comme objet du désir construit par la société et imposée aux femmes, l’identité de la femme muette et mutilée construite par la religion et imposée aux femmes, l’identité de la peinture qui s’exprime encore dans un monde qui veut l’oublier.
« Shîrîn » signifie au sens littéral « sucré ».
[1] – «Shîrîn ou Chîrîn»
2- Khosrow et Chîrîn, de Nizami Gandjavi, poète iranien de 12ème siècle
Le roman de Khosrow et Chîrîn traduit en français par Henri Massé,
Edition G-P. Maisonneuve & Larose, 1970
Khosrow « Chosroès , Roi de dynastie Sassanids
Chîrîn « la douce » peut être fille d’une reine d’Arménie ou d’origine kurde.
3- SHIRIN Un film de Abbas KIAROSTAMI, 2008